Traduit par M. Adrien Pouille
Le fait que Bou Kounta n’ait eu relativement que peu de
taalibés wolof est frappant compte tenu du fait que sa mère appartenait à l’ancienne aristocratie wolof et que Ndiassane se trouve au cœur du terroir wolof. Il est également surprenant de constater que la majorité des disciples d’Amadou Bamba et d’El Hadj Malick Sy était de souche wolof. Certains affirment que Bou Kounta était perçu comme un étranger par la population locale parce que son père était Maure et que la famille demeurait attachée à ses traditions culturelles sahariennes. L’historienne Adriana Piga (2002) soutient que la confrérie khadre de manière générale n’a pas été aussi populaire chez les Wolofs que les ordres mourides et tidianes parce que l’identité khadre a été intimement lié à l’identité maure. Au lieu de se focaliser sur le fait que Bou Kounta n’eût pas réussi a attiré beaucoup de disciples wolof, il serait peut-être plus intéressant de voir comment il réussit à attirer autant de
taalibés venant de l’est sans y être jamais allé. Quelles sont les événements historiques qui ont amené les gens à quitter chez eux pour immigrer vers l’ouest?
L’expansion coloniale française à l’intérieur de l’Afrique de l’Ouest durant la seconde moitié du 19e siècle et sa promotion de la production d’arachide accéléra de nouvelles migrations humaines. Dans son étude approfondie des migrations saisonnières vers les champs d’arachide du Sénégal, Philippe David (1980) a découvert qu’il y avait des Soninkés originaires de l’est de la Sénégambie au Sine au début de 1876. Des Bambaras venants du territoire qui constitue aujourd’hui le Mali et qui se sont rendus à Dakar dès 1897 pour trouver un emploi étaient tentés par l’opportunité de cultiver des arachides. L’historienne Marie Rodet (2010) a fait remarquer, qu’au tournant du siècle, les migrants qui allaient au Sénégal comprenaient d’anciens esclaves qui voulaient construire une nouvelle vie loin de leurs anciens maîtres. Au lieu de chercher un emploi temporaire, ils cherchèrent à acquérir une terre où s’établir de manière permanente. Bou Kounta parvenait à les orienter vers des terres cultivables qui lui appartenaient déjà ou qu’il se faisait octroyer par la suite. Outre le fait de les aider à s’installer, Bou Kounta les intégrait à sa communauté ce qui facilitait la construction d’une nouvelle identité. Quelques-uns de ces immigrés avaient entendu parler de lui avant d’entreprendre leur voyage pour le Sénégal. D’autres vinrent s’ajouter aux premiers à la suite d’un exode massif d’esclaves après la déclaration anti-esclavagiste de 1905. Le rapport sur l’Afrique Occidentale Française de 1910 indique qu’il y a une directe corrélation entre l’émancipation et la hausse des migrations humaines vers la Sénégambie (David 1980:123).
Achevée en 1885, la route ferroviaire Dakar-Saint Louis avait une gare ferroviaire à Tivaouane située à cinq kilomètres seulement de Ndiassane qui a beaucoup facilité l’exportation d’arachides. Les Français avaient besoin de main d’œuvre supplémentaire quand la France fit de Dakar la capitale de l’Afrique Occidentale Française en 1902 et commença à développer ses infrastructures. Dans l’optique d’augmenter la production arachidière et de rallier Dakar à Bamako, l’administration coloniale entama la construction du réseau ferroviaire Thiès-Kayes en 1907. Il sera finalisé en 1924. Situé à peu prés 80 kilomètres seulement de Dakar et à 15 kilomètres au Nord de Thiès, Ndiassane était très proche de l’axe ouest-est du mouvement. En plus de faire recours à la main d’œuvre locale, l’administration française recrutait des travailleurs au Soudan (aujourd’hui Mali) et en Haute Volta (aujourd’hui Burkina Faso). Il n’existe pas de statistiques fiables du nombre de recrues mais la réquisition a joué un important rôle comme ce fut le cas entre 1881 et 1904 durant la construction de la portion qui va de Kayes au Niger (Fall, 1993). Beaucoup d’entre eux qui étaient initialement recrutés pour faire ce très dur labeur (
deuxième portion) finirent par travailler dans les champs d’arachides (David, 1980). Finalement, l’imposition de la taxe monétaire obligea beaucoup d’hommes vivant dans le Soudan à immigrer vers les champs d’arachide pour gagner l’argent nécessaire.
L’étude que David a effectuée en 1980 montre qu’une diversité ethnique importante s’était développée dans les zones arachidières à la fin des années 1920. Ceci est, en outre, confirmée par l’étude que Rodet a réalisée au Sine très récemment (2010). Les immigrés étaient des Soninkés qui venaient de la région de Kayes, des Marakas de la région de Bélédougou, des Bambaras de Ségou et Koutiala, et des Wassoulounkés de Bougouni. Ils appartiennent tous au groupe linguistique et culturel mandingue mais ils sont souvent regroupés sous l’éthnonyme « bambara » au Sénégal. Des villages tels que Kamatane, Malikounda, et Nguékokh dont David fait mention ont été peuplés ou augmentés par des disciples mandingues de Bou Kounta. Certains des immigrés ont gardé leur nom de famille mandingue. D’autres ont adopté des équivalents wolofs. Ainsi, un Coulibaly devient un Fall et un Traoré un Diop. L’équivalence des noms et la « wolofisation » progressive a facilité leur insertion dans la société wolof surtout dans les milieux urbains.
L’économie politique de la fin du 19e et le début du 20e siècle de la Sénégambie et des régions limitrophes permet d’expliquer pourquoi les ancêtres de beaucoup de disciples de Bou Kounta se sont retrouvés dans sa zone d’influence géographique. Avant qu’El Hadj Malick Sy ne s’établît à Tivaouane non loin de Ndiassane, Bou Kounta avait déjà rassemblé une communauté de disciples d’origine mandingue. Les nouveaux venus s’associaient souvent aux résidents avec qui ils pouvaient communiquer dans leur langue maternelle comme beaucoup d’immigrés le font aujourd’hui. Il faut cependant préciser que la précédence historique et l’économie politique tantôt évoquées seulement ne suffisent pas à élucider les raisons qui ont amené les premiers immigrés à choisir Bou Kounta comme guide religieux. Ceci prouve la nécessité d’entreprendre davantage de recherche sur la question. Les disciples contemporains ne nient pas l’aspect social et politico-économique mais soulignent plutôt les pouvoirs mystiques de Bou Kounta ainsi que la volonté Divine.