Traduit par M. Adrien Pouille
Bou Kounta revint de la Gambie accompagné par ses premiers disciples (Haïdara 1985). D’autres se sont joint à lui progressivement. Beaucoup sont venus des régions qui s’étendent au delà du royaume wolof. Il y avait parmi eux des Bambaras et des Soninkés du Soudan français, des Mossis de la Haute Volta (actuel Burkina Faso) qui sont arrivés en grand nombre après 1905, des Malinkés de la Guinée, et des Socés de la Sénégambie. Quelques disciples (
taalibés) contemporains rapportent que leurs ancêtres ont été dirigés vers Ndiassane à travers des rêves. Bou Kounta a aussi trouvé des disciples d’origine lébou dans des communautés proches à Bargny en particulier, et il a fait libérer certains des prisons coloniales françaises en payant leur rançon. Il se fit connaitre par sa piété, ses pouvoirs mystiques, ses talents de guérisseur, et sa générosité envers ses disciples. Il est dit que sa maison était d’habitude remplie d’enfants et de jeunes gens mais aussi de malades mentaux et physiques qui se rendaient auprès de lui pour se faire soigner.
Bou Ndiaye, un vieux résidant à Thiès, a passé son enfance et la fleur de sa jeunesse à Ndiassane. Dans un
entretien , il se rappelle que Bou Kounta était de teint clair, de taille moyenne et de faible carrure. Bien que ses parents ne fussent pas disciples de Bou Kounta, ils lui offrirent leur fils Bou en signe de reconnaissance car ils attribuaient sa naissance aux pouvoirs mystiques de Bou Kounta. Bou Ndiaye partageait la même chambre avec Bou Kounta la nuit, et dormait, tout comme son homonyme, sur un lit d’argile couvert avec du cuir de bœuf. Il faisait les courses pour Bou Kounta et apprenait le Coran. Les autres enfants étaient divisés en groupes et étaient placés sous la supervision de disciples adultes qui les enseignaient. Bou Kounta ravitaillait les enfants et les jeunes qui vivaient chez lui. Il envoyait ses
fils et ceux de quelques disciples en Mauritanie pour qu’ils y soient formés par les guides religieux khadres qui partageaient une affinité spirituelle avec Cheikh Sidi al-Mokhtar al-Kunti.
Même si Bou Kounta vivait modestement, il possédait des troupeaux, de la propriété foncière et d’autres biens matériels. Il fonda des villages dont les terres étaient cultivées par ses disciples qui y produisaient du mil et de l’arachide. Le rapport coopératif que Bou Kounta entretenait avec les autorités françaises avant qu’il ne s’établisse à Ndiassane lui facilita l’acquisition de propriétés foncières au fur et à mesure que le nombre de ses disciples augmentait. Ceci n’implique pas que les terrains lui étaient attribués sans aucune procédure. Il semblerait qu’il comprenait parfaitement les lois foncières coloniales françaises même s’il n’avait pas étudié le droit ou l’économie (Marty, 1917). Il avait aussi recours à des avocats parce que ses requêtes étaient très minutieusement examinées par l’Administration et certaines étaient remises en question.
Un des champs dans les villages qu’il créa lui appartenait et tout ce qui y était cultivé lui revenait. Les
taalibés aussi lui donnaient une portion de la récolte faite sur leurs propres terres. L’historien David Robinson souligne que Bou Kounta a initié une méthode de culture arachidière basée sur une collaboration dynamique entre guide religieux et disciples, et cela a été, plus tard, adaptée par Cheikh Amadou Bamba, fondateur de la confrérie mouride et par El Hadj Malick Sy, fondateur de la branche tidiane de Tivaouane. La production arachidière venant des terres de ces guides religieux a largement contribué à faire de l’arachide un produit principal d’export. Bou Kounta vendait aux commerçants français, et l’usine d’huile d’arachide de Petersen lui devait toujours de l’argent quand il est mort. Il avait acheté aussi des vergers de palmiers aux enchères publiques et avait chargé ses disciples de les exploiter (Marty, 1917).
Bou Kounta avait un sens aigu des affaires et saisit les opportunités d’une économie en transformation. En plus des surfaces cultivables, il acquit des propriétés urbaines et avait à sa disposition des avocats qui défendaient ses intérêts. Bien qu’il ne voyageât plus après s’être établi à Ndiassane, il continua à faire des affaires à Saint Louis, Dakar, et Rufisque, où il se faisait représenter par des disciples dignes de foi et par certains membres de sa famille. Par exemple, Lamine, le fils de son frère aîné Bekkaï, le représentait au niveau de plusieurs maisons commerciales françaises établies à Saint Louis et de plusieurs comptoirs commerciaux (Marty, 1917). Il avait aussi des représentants dans beaucoup d’endroits en allant de Tivaouane à Kayes en passant par Foundiougne et Kaolack qui orientaient les navétanes et les potentiels disciples vers Ndiassane (Haïdara, 1985; Marty, 1917). Certains de ses disciples tenaient de petites boutiques ou faisaient du commerce le long de la route. D’autres étaient artisans (c’est-à dire des maçons, tailleurs, ou pêcheurs) dans des villes telles que Dakar, Rufisque, Saint Louis, Kayes, Banjoul et Conakry.
L’entreprise commerciale de Bou Kounta était en phase avec l’importance que Sidi Mokhtar al-Kunti mettait sur l’accumulation de la richesse et sa vision que la réussite financière et la piété religieuse étaient liées. L’idée d’amener les disciples à pratiquer l’agriculture était aussi en conformité avec la pensée de Cheikh Sidi Mokhtar selon laquelle tous les membres de la confrérie khadre devraient gagner leur vie plutôt que de dépendre de la charité d’autrui (Brenner, 1988). L’administration française appréciait positivement les activités agricoles et commerciales de Bou Kounta. Bien que Bou Kounta ne soutînt pas les œuvres de l’administration coloniale comme il fit à plusieurs reprises avant de s’établir à Ndiassane, il eut des rapports cordiaux avec elle. Il développa aussi de bons rapports avec l’élite métisse de Saint Louis. Par ailleurs, il apporta son soutien financier à Francois Carpot en 1902 quand ce dernier briguait le poste de député à l’assemblée française et demanda à ses disciples de voter pour lui. En échange, Carpot intervint auprès de l’Administration plusieurs fois pour aider Bou Kounta d’obtenir des concessions. Parmi les autres élites qui l’ont soutenu, on peut citer Jules Couchard, qui était un avocat et député dans les années 1890, et Gaspard Devès (Haïdara, 1985). Ce dernier a joué un rôle très important dans la création d’un réseau économique et politique dans la zone sénégalo-mauritanienne.
Bou Kounta entretenait des relations respectueuses avec Cheikh Amadou Bamba et El Hadj Malick Sy qui étaient d’environ treize ans plus jeunes que lui. El Hadj Malick Sy établit sa capitale spirituelle à
Tivaouane situé à quelques kilomètres de Ndiassane en 1902. Touba, situé à l’est de Tivaouane et de Ndiassane, devint le centre pour
la communauté grandissante des Mourides. Bou Kounta renforça ses relations avec tous les deux guides religieux en donnant ses filles Marième et Aïssatou en mariage respectivement à Boubacar, le fils d’El Hadj Malick et à Moustapha, le fils aîné de Cheikh Amadou. Malheureusement, aucune de ces deux unions n’a laissé de descendant qui aura pu perpétuer les rapports de parenté entre
ces familles.
Bou Kounta est mort en 1914. Il n’existe aucune photo de lui. Contrairement à ses jeunes contemporains, Amadou Bamba, et El Hadj Malick Sy, Bou Kounta n’a pas légué de textes écrits ce qui ne veut pas dire qu’il n’accordait pas d’importance à l’éducation religieuse. Il a laissé derrière lui une communauté dynamique et des biens qui pouvaient soutenir sa grande famille. Les archives coloniales portant sur la succession
de
Bou Kounta indiquent que le partage de ses biens entre ses héritiers a duré plusieurs années.